Toujours dans les montagnes, en Albanie et Macédoine (26)
Du 22 au 31 Octobre 2019.
C’est dans l’après midi du 22 octobre que nous traversons la frontière entre le Monténégro et l’Albanie. Ce soir, nous serons hébergés chez un couple originaire des États-Unis et habitant dans la ville de Shkodër. Grands habitués des voyages en vélo, ces deux retraités s’investissent pas mal dans l’accueil des cyclistes passant par là. Nous les avons contacté via le réseau Warmshower ; comme ils sont les seuls hôtes dans le coin et qu’ils répondent positivement à toutes les demandes, ils ont très souvent du monde et parfois même beaucoup de monde. Nous nous retrouvons chez eux en même temps qu’un autre couple des USA ayant à peu près le même âge que nous et voyageant en tandem depuis la Chine.
Et c’est ainsi que nos premières rencontres en Albanie ont été des expatriés et voyageurs des USA ! Alors le soir lors du dîner, les discussions balancent entre leur ressentis sur l’Albanie, leur vie ici, leurs voyages, Donald Trump (évidemment !), les US, les GAFA etc… Cela nous donne aussi un petit aperçu culturel des USA en plein coeur des balkans. Amusant hasard des rencontres.
Nous sommes finalement restés deux nuits chez eux ce qui nous a permis de passer un peu de temps à arpenter les rues de la ville de Shkodër qui est une des plus grosses villes d’Albanie. L’arrivée dans ce pays est peut-être celle qui nous a fait ressentir le plus de contrastes par rapport à toutes nos expériences précédentes. Dans la ville règne un désordre sûrement établi de longue date : ici les piétons ne marchent pas sur le trottoir mais sur la chaussée (c’est presque une règle !), les vélos peuvent rouler dans tous les sens, en voiture les priorités sont au cas par cas et le stationnement en double ou triple file n’est pas du tout un problème. Chose assez marquante aussi, tous les matins, les commercants du quartier ainsi que certains habitants accrochent de petites cages à oiseaux devant leur commerce, leur maison ou dans les arbres de la rue. À l’intérieur se trouve un chardonneret, petit oiseau sauvage aux jolies couleurs et au chant mélodieux. C’est un peu triste de les voir dans de si petites cages mais apparemment les albanais (où du moins ceux du quartier) adorent les chants des oiseaux.
Le premier matin, nous nous rendons au marché local pour trouver légumes et fruits de saisons qui sont produits par les petites fermes autour de la ville. On réussit à causer un peu en anglais avec un jeune homme qui nous explique que, selon lui, il n’y a pas d’avenir pour les jeunes en Albanie parce qu’il n’y a pas beaucoup de boulot et que les salaires sont très bas. Le salaire minimum en Albanie en 2019 est d’environ 240 €/mois, mais beaucoup de personnes sont payées moins que ça. Alors, comme une grande partie des jeunes bosniaque ou croates, il envisage de trouver du boulot dans un autre pays d’Europe.
Le lendemain nous saluons nos hôtes et reprenons la route. Dès la sortie de la ville, nous nous perdons sur des chemins de terre qui sillonne la plaine. Les gens qui nous doublent en moto ou mobylette semblent bien amusés de nous voir passer ici avec notre drôle de vélo. Nous faisons aussi un petit détour pour aller manger au bord de la mer, ce qui sera notre seul aperçu de la côte albanaise.
En fin de journée, on se rend compte qu’on ne trouvera peut être pas si facilement un coin tranquille ou poser la tente alors on décide de demander autour de nous. Très peu de personnes parlent anglais mais on finit quand même par rencontrer une religieuse anglophone qui jardinait dans un coin. Celle ci nous renvoit vers une autre religieuse qui nous met ensuite en contact avec le prêtre du village d’à côté. Et c’est ainsi qu’après quelques discussions avec le padre Giovanni et une partie de ping-pong, nous avons passé notre deuxième nuit au chaud dans une salle de presbytère !
Les endroits que nous traversons sont des campagnes assez peuplées et, bien que les habitats soient clairsemés, il ne se passe jamais bien longtemps sans que l’on croise quelqu’un sur la route qui nous regarde avec curiosité. On se sent comme téléportés dans un autre temps en traversant ces campagnes : une bonne partie des paysans travaillent avec des mules ou des ânes battés, on assiste à des récoltes de maïs qui se font à la faucille ou à la faux tandis que les épis sont séchés au soleil ou bien vendus, grillés sur des petits feux en bords de route.
Ces kilomètres parcourus en Albanie et ces habitants rencontrés sur la route nous racontent peu à peu l’histoire du pays. Les longues années de dictature communiste qui ont agité le pays et ont appauvrit la population ont laissé beaucoup de marques. Cette période sous régime communiste autoritaire s’étale entre la fin de la seconde guerre mondiale et la première élection libre et multipartite en 1991. Jusqu’à cette date, le pays était très refermé sur lui même et les échanges avec le reste du monde étaient très limités. On voit d’ailleurs sur notre route une quantité impressionnante de bunkers installés dans les années 1980 et censés protéger le pays des invasions extérieures. Cette politique de fermeture ainsi que la dureté du régime dictatorial (avec son lot d’atrocités) ont provoqué la fuite de nombreux albanais hors des frontières. C’est aussi pour cela qu’on trouve des communautés albanaises importantes dans les pays d’Europe comme la Grèce ou l’Italie entre autres.
Aujourd’hui encore, le niveau de vie moyen des habitants est le plus faible d’Europe et la transition entre dictature communiste et course capitaliste effrénée n’est pas sans difficultés. Les migrations pour trouver du travail ailleurs ou de meilleures conditions de vie sont toujours importantes notamment chez les jeunes. Au total plus d’un tiers des ressortissants albanais vivent à l’extérieur du pays et en France, c’était la nationalité qui possédait encore le plus grand nombre de demandeurs d’asile en 2017 (dépassée par les afghans à présent (voir le site du ministère de l’intérieur))
Le soir suivant, nous dormons dans une sorte de camping à côté d’une chapelle et Coco s’improvise footballeur avec une équipe de jeunes garçons qui viennent le recruter. Chaleur humaine et vivre ensemble viennent réchauffer cette soirée tandis que la campagne autour s’organise pour finir ses activités aux dernières lueurs du jour. Une femme passe sur le chemin devant la tente avec une vache au bout d’une corde ; on la reverra passer le lendemain matin toujours avec sa vache qui va retrouver son piquet pour la journée comme beaucoup d’autres dans ces compagnes.
Ce 26 octobre est une journée ensoleillée pour nous et parfaite pour pédaler. Nous traversons de nouveau une vallée agricole puis empruntons des routes sinueuses qui montent. On passe finalement une bonne partie de la journée à grimper dans des paysages qui changent au gré des kilomètres et nous nous arrêtons le soir pour un bivouac en surplomb de la vallée.
Au petit matin suivant, nous traversons la frontière avec la Macédoine du nord. Le poste frontière est au milieu de nulle part mais on rencontre quand même un vieil homme qui fait office de bureau de change officieux. Comme le leke albanais ne nous sera d’aucune utilité en Macédoine du nord, nous échangeons quelques euros contre des denars macédoniens qu’il sort de ses poches.
Nous passons par de très jolies petites routes dans des coins assez sauvages. On s’arrête dans un petite ville où on ne passe pas trop inaperçus parmis tous ces habitués des lieux en train de boire le café ou de faire leurs emplettes. On longe la Drim et ses barrages hydroélectriques pendant un bon moment et, à la tombée du jour, on dégotte un coin tranquille au milieu des fougères pour camper et faire griller quelques châtaignes sur un petit feu de bois.
N’étant plus qu’à 35 kilomètres de la ville d’Ohrid, nous levons le camp avant le petit déjeuner. Une heure et demi plus tard, nous arrivons dans cette ville avec un bon creux dans l’estomac et tombons sur un petit restaurant qui ne paye pas de mine au premier abord mais où la cuisine est délicieuse ! Nous passons un bon moment à discuter avec le serveur qui nous en dit un peu plus sur ce pays et sur la ville.
Le lac d’Ohrid est comme un petit diamant bleu tout ovale posé à cheval entre l’Albanie et la Macédoine. Nous le longeons toute la matinée et nous arrêtons ensuite sur une petite plage de galets toute camouflée pour un petit plouf et un bon bain de soleil que nous faisons durer le plus possible. Mais quelques heures après nous reprenons tout de même la route, à travers un parc naturel protégé qui déploie sur sa forêt ses plus chaleureuses couleurs d’automne.
Nous repassons déjà la frontière et sommes de retour en Albanie a la tombée de la nuit. La recherche d’un coin de bivouac se fait dans le noir et est un peu chaotique mais se termine bien finalement.
Cette deuxième session de pédalage en Albanie nous fait découvrir d’autres paysages bien différents. Nous sommes cette fois ci dans des zones moins peuplées et aussi moins agricoles.
Nous roulons sur une route assez large et après être passés devant de grosses carrières d’extraction de roches, nous découvrons avec curiosité une agglomération de conteneurs blancs alignés sur plusieurs rangées. Des grands panneaux à l’intérieur de ce qui semble être un village de chantier affichent des messages dans 4 ou 5 langues différentes. Un peu intrigué par cet endroit, nous bifurquons ensuite sur une petite route sinueuse qui monte raide. Étonnement, cette route censée être toute petite est fraîchement goudronnée et élargie en certains endroits. Un tel état de route est suffisamment rare en Albanie pour être relevé et ceci ajoute un peu plus de mystères à cette fin d’après midi. Le soir tombe et nous croisons des ouvriers de chantiers qui goudronnent la chaussée et qui ne comprennent pas bien ce que nous faisons sur cet itinéraire. Nous trouvons peu après un super coin de bivouac au dessus d’un lac où nous sommes seuls au monde. Les couleurs du soir sont magnifiques et les montagnes autour se mirent dans l’eau du lac. Au réveil le matin suivant, on remarque sur les collines en face une large bande continue où la terre est défrichée et retournée. C’est un peu comme si quelqu’un avait passé un coup de tondeuse sans sabot dans une barbe d’arbres touffus… En se renseignant un peu plus, on découvre que nous sommes sur le tracé de la Trans Adriatic Pipeline (TAP) ou gazoduc trans adriatique. C’est un projet démentiel soutenu par les institutions européennes et financé par des actionaires qui ne sont autre que les multinationales de l’énergie. L’objectif est d’acheminer du gaz depuis la mer Caspienne jusqu’en Italie soit sur 878 kilomètres au total dont 105 sous la mer adriatique. Du coup, tout s’éclaire ! Le village de conteneurs en préfabriqué pour héberger des ouvriers étrangers pendant le chantiers, la route toute neuve pour faire passer les engins, les arbres rasés pour faire passer le gazoduc sous terre… c’est l’envers du décor de cette région qui paraît si sauvages. Et cela nous amène encore au triste constat de cette course effrénée pour consommer toujours plus d’énergie.
Mais en tout cas on aura eu le privilège d’être probablement le premier vélo à emprunter cette piste d’asphalte flambant neuve qui s’arrête aussi sec qu’elle est apparue. Un bon coup de frein et nous passons sur une piste en terre battue où nous roulons un peu cahin caha. Au bout d’un moment, cela devient carrément impossible de pédaler et nous poussons le vélo sur des chemins de pavé séculaires, puis à travers champ, striés par les ravines laissées par les pluies. On croise quelques paysans en route dont un homme assez âgé qui, nous voyant là, galérer en poussant notre vélo entre les cailloux, lève les mains au dessus de sa tête puis tend les paumes vers nous, les yeux écarquillés et une ébauche de sourire au lèvres. Langage sans mots qui voulait clairement dire “Mais comment diable êtes vous arrivés là avec votre engin !”. On explose de rire tellement le message est clair et spontané. On réussit quand même à leur expliquer qu’on fait ça pour éviter la route principale et on reste avec le souvenir de ces visages qui reviennent régulièrement dans nos pensées.
C’est aussi ce jour là qu’on en a appris un peu plus sur le comportement des chiens. Alors que nous étions en train de traverser des prairies pâturées, trois gros chiens de troupeaux se mettent à nous courir après en nous aboyant dessus. Situation qui nous arrive presque quotidiennement sauf que cette fois ci ont a décidé d’accélérer pour les semer avant qu’ils ne nous rattrapent. Mais on a beau appuyer à fond sur les pédales, ils finissent par nous rattraper en aboyant et en grognant d’autant plus fort que nous prenons de la vitesse. Sauf que tout d’un coup, en plein milieu du chemin, un ruisseau nous force à nous arrêter malgré les chiens à nos trousses. Alors on pile sec et là… silence complet, les trois gros chiens sont juste ici mais tout calme, ils ont presque peur de nous ! Et depuis ce jour là on a compris que si on veut être tranquille avec les chiens il suffit de s’arrêter. C’est simple mais il nous aura quand même fallu quelques belles poursuites et quelques coups de crocs dans une sacoche pour nous en apercevoir.
On rattrappe une route plus ou moins goudronnée qui monte et descend à n’en plus finir et qui nous remue de tous ses trous. Pour notre dernière nuit en Albanie, un bon orage est annoncé. Nous nous trouvons dans une région montagneuse et un peu touristique et tombons sur un camping quasiment désert mais quand même ouvert. Nous décidons de passer cette nuit à l’abri à écouter la pluie tomber après une bonne douche chaude bien méritée.
Après une dernière petite grimpette matinale, nous arrivons dans le village de Letkovik qui est perché entre les montagnes. Nous tombons sur un petit marché où nous nous ravitaillons et essayons d’écouler nos derniers leke. Nous trainons un peu dans cet endroit qui a beaucoup de charme puis entamons la descente vers la frontière sous le soleil et dans des paysages à couper le souffle.
Le soleil nous aura accompagné dans les montagnes albanaise où les gelées nocturnes annoncent le froid qui arrive. Ces jours à pédaler sur les routes et chemins de ce pays nous aurons poussés un peu plus hors de nos repères, et on arrive en Grèce enrichi de cette expérience.
By Auré.